PHOTO n°555 : La photographie et le spectre de l’intelligence artificielle (IA)

Par Julie de Lassus Saint-Geniès

Avocat à la Cour – Paris (France)

L’infiltration des concours par l’I.A.

Le 1er février 2023, éclatait en Australie un scandale : le cliché gagnant d’un concours de photographies organisée par Digidirect, un prestigieux magazine spécialisé dans la photographie, se révélait avoir été entièrement conçu par intelligence artificielle alors même que le règlement du concours l’interdisait. Face aux critiques acerbes des participants et des internautes, l’entreprise Absolutely AI a reconnu sa manipulation, tout en se congratulant de ce résultat : « ce n’est pas une exagération de dire que nous avons atteinte le point où les machines sont désormais des artistes supérieurs aux hommes» [1].

Cette situation n’est pas isolée, les concours de photographies se trouvent depuis longtemps déjà confrontés à des modifications d’images (correction de lumières, filtres, retouches, modification des fonds) réalisées au moyen de logiciels informatiques. Ceci a été particulièrement mis en exergue s’agissant de concours de photoreporters, la transformation de l’image fut-ce dans une visée esthétique étant jugée incompatible avec l’objectif d’information du public.

 

Une révolution technologique

Une étape nouvelle a été franchie avec la création de programmes dits d’intelligence artificielle capables de changer les mots en pixels tels Dall-e d’Open AI ou encore Leap motion de Midjourney dont une création a gagné en août 2022 la « Colorado State Fair », un concours de beaux-arts aux Etats-Unis, en avançant ici encore masquée. Il s’agit d’une véritable révolution technologique : le programme informatique n’est plus seulement un outil au soutien de la création humaine, il élabore un cliché, un roman, un tableau à partir de recommandations succinctes de son commanditaire constituées d’une combinaison de mots clefs.

 

Un encadrement juridique protéiforme et incertain

Le recours à l’intelligence artificielle pose une pluralité de questions juridiques de complexité variable.

 

  1. I.A. et contrefaçon

Le processus de conception par le biais d’une intelligence artificielle pose en lui-même un risque de contrefaçon puisque les intelligences artificielles dites génératives « utilisent des contenus préexistants au service de leur apprentissage afin de générer leurs propres contenus »[2].

Dans le cas d’une atteinte constatée à des droits préexistants se poserait la question de la personne juridiquement responsable d’une telle violation : le commanditaire ou la société exploitant l’intelligence artificielle ? Jusqu’alors celui qui commercialisait l’instrument (appareil photo, stylo, pinceau) n’était pas responsable des atteintes commises. Mais il s’agissait là d’objets inertes incapables en eux-mêmes de générer une contrefaçon. Or, les intelligences artificielles conçoivent en prenant des libertés d’interprétation par rapport aux directives reçues. Les concepteurs de tels programmes ne devraient-ils pas justifier des pare-feux prévus afin d’empêcher les atteintes à des droits préexistants ?

A cet égard, comme l’indiquait déjà en 2017, le Parlement européen (2015/2103 INL), « la tendance à l’automatisation demande que les personnes participant au développement et à la commercialisation des applications de l’intelligence artificielle y intègrent la sécurité et l’éthique dès le départ, et reconnaissent ainsi qu’elles doivent être prêtes à accepter la responsabilité juridique de la qualité de la technologie qu’elles produisent ».

 

  1. IA et titularité

A l’inverse et sous réserve qu’elle ne porte pas atteinte à des droits antérieurs, se pose la question de savoir si une œuvre créée en recourant à un programme d’intelligence artificielle pourrait être protégée par le droit d’auteur, et dans cette hypothèse qui serai(en)t titulaire(s) des droits sur cette oeuvre.

Le cadre juridique en vigueur en France, aux Etats-Unis, en Allemagne et en Australie notamment, ne permet pas à une œuvre qui n’aurait pas été créée par une personne physique d’accéder à la protection du droit d’auteur. A titre d’illustration, le droit français exige pour ériger une photographie au rang d’œuvre de l’esprit que celle-ci « porte l’empreinte de la personnalité de son auteur » ce qui semble incompatible avec l’intervention d’une intelligence artificielle, par essence dénuée de personnalité. Le droit américain exige quant à lui que l’œuvre soit créée par une personne physique.

En revanche, le Royaume-Uni n’exclut pas le bénéfice du droit d’auteur à une œuvre qui aurait été conçue sans intervention humaine, au moyen d’un ordinateur. Dans son sillage, Hong-Kong, L’Inde, La Nouvelle Zélande partagent cette analyse.

S’agissant de la titularité de droits, deux conceptions doctrinales s’opposent :

– celle de l’attribution des droits à la personne physique s’étant bornée à lister des mots-clefs.

– celle de l’attribution des droits au concepteur du programme informatique.

 

  1. Recours à l’IA et devoir d’information

Toute personne ayant recouru à l’intelligence artificielle devrait dans le cadre d’un contrat (commande, achat, location, etc.) l’indiquer clairement en amont conformément au principe de loyauté contractuelle et aux dispositions de l’article 1112-1 du Code civil selon lesquelles : « Celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre doit l’en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant. (…) ».

Le développement des robots et des intelligences artificielles censés nous éviter des tâches physiquement épuisantes et nous permettre de gagner du temps pour penser est aujourd’hui utilisé pour créer. Au-delà des multiples interrogations juridiques, il en est une philosophique de savoir pour quelle raison l’on souhaite renoncer à l’extraordinaire processus de création, propre à l’homme, pour le déléguer à une machine.

 

[1] Déclaration de la société Absolutely AI

[2] Définition de « Generative AI » par Talend.com

 

L’iconique magazine PHOTO invite Me Julie de Lassus Saint-Geniès, avocat au Barreau de Paris et fondatrice de la Boutique du droit dans ses pages.

C’est ainsi qu’à chaque numéro une chronique est consacrée à un aspect différent du droit de la photographie.

Me Julie de Lassus Saint-Geniès, est titulaire d’un DEA (aujourd’hui Master 2 Recherche) en droit de la propriété intellectuelle à l’Université Paris II – Panthéon Assas, sous la direction du Professeur Pierre-Yves Gautier et d’un DESS (aujourd’hui Master 2) de droit des affaires à l’université de Dauphine à Paris sous la direction des Professeurs Gastaud et Louvaris.

Après avoir collaboré avec Me Carine Piccio, Me Gérard Haas et Me Alain Toucas, Me Julie de Lassus Saint-Geniès a fondé la Boutique du droit, cabinet de pointe en droit des affaires incorporelles.